LES FILLES DU DOCTEUR MARCH : Greta Gerwig livre sa vision féministe du roman culte
Dotée d’un casting de rêve et réalisée par une figure montante du cinéma indépendant, cette nouvelle adaptation hollywoodienne de l’œuvre intemporelle de Louisa May Alcott enrichit intelligemment son propos. Et le fait résonner avec les luttes féministes de la nouvelle génération, qui va pouvoir (re)découvrir LES FILLES DU DOCTEUR MARCH comme la tradition le veut : pendant les fêtes de fin d’année.
Publié en 1868, LES QUATRE FILLES DU DOCTEUR MARCH (LITTLE WOMEN en VO) est LE grand récit d’émancipation féminine qui a traversé les générations. Il raconte le passage à l’âge adulte de quatre sœurs qui grandissent avec leur mère alors que la guerre de Sécession fait rage aux Etats-Unis, et que leur père ruiné doit participer au conflit en tant qu’aumônier. Le personnage principal, Jo, est un peu l’avatar de Louisa May Alcott, puisque qu’elle veut devenir écrivaine. Et comme la romancière américaine, c’est aussi une femme très indépendante qui refuse de se marier. Si le film de Greta Gerwig sorti en 2019 est bien sûr une adaptation respectueuse du livre, dont la jeune réalisatrice américaine est fan, cette dernière a eu la bonne idée d’en modifier notamment la fin.
Dans le roman, Jo finit en effet par se marier avec un vieux prof insipide, un choix étrange que Louisa May Alcott a expliqué avoir été contrainte de faire en raison des normes sociales de l’époque. Pour rectifier cette injustice et rendre hommage à la volonté initiale de l’écrivaine, Greta Gerwig a donc réalisé une fin différente pour le film, que l’on ne détaille pas davantage pour ne pas spoiler. La réalisatrice a aussi fait le choix risqué d’utiliser des flashbacks pour raconter les jeunes années des personnages, alors que le roman était constitué de deux volumes chronologiques. Mais ses apports les plus intéressants sont ceux, plus subtils, liés à la personnalité des sœurs et à ce qu’elle leur fait dire, pour illustrer une réflexion sur le rapport des femmes de l’époque à l’argent et au travail artistique.
Pour porter un film comme celui-ci, il faut de grandes actrices, et LES FILLES DU DOCTEUR MARCH n’en manque pas. Déjà à l’affiche en 2017 du long-métrage précédent de Greta Gerwig (LADY BIRD) pour lequel elle a remporté un Golden Globes de meilleure actrice, Saoirse Ronan brille dans la peau de Jo, bien aidée par un script appuyant sur les obstacles énormes qui se dressent devant les femmes qui voulaient vivre de leur art à l’époque. Ces difficultés sont aussi illustrées par Amy, la sœur autrefois mal-aimée des fans qui voulait devenir peintre, et à qui Gerwig donne une profondeur bienvenue. Incarnée par une Florence Pugh toujours bluffante, elle montre dans le film comment le refus d’accorder l’indépendance financière aux femmes de l’époque les contraint à se marier. Une aberration illustrée par une réplique cinglante de l’immense Meryl Streep dans la peau de Tante March, qui explique à ses nièces que si elles ne veulent pas se marier (ce qui est son cas), la seule solution est d’être riche (ce qui est son cas aussi).
La pauvre Meg (Emma Watson) n’a pas cette chance, mais elle est heureuse de renoncer à ses envies de théâtre pour se marier avec un nécessiteux. On note aussi que le rôle du prof Friedrich Bhaer (avec qui Jo se marie dans le livre) est nettement plus jeune et séduisant dans le film, puisqu’il est interprété par Louis Garrel. Et puisque l’on parle d’acteurs français, il est difficile de ne pas évoquer la présence de Timothée Chalamet (qui était aussi dans LADY BIRD), parfait pour jouer le prétendant Laurie. Quant à Laura Dern, après ses prestations récompensées dans la série BIG LITTLE LIES (2017) et le film MARRIAGE STORY (Noah Baumbach), 2019), elle enchaîne un nouveau rôle dans une production féministe, en incarnant la mère aimante de la famille. Et à propos de récompenses, Saoirse Ronan et Florence Pugh ont reçu des nominations méritées aux Oscars 2020 (la quatrième pour la première, à 26 ans) pour ce film qui leur tenait à l’évidence à cœur. Les sœurs March n’ont pas fini de faire rêver les actrices.
Si le roman de Louisa May Alcott a accompagné des générations entières de femmes en construction, on peut en dire autant de ses adaptations au cinéma. Dès l’époque du cinéma muet, on trouve ainsi deux films qui reprennent le titre original du roman, LITTLE WOMEN (Alexander Butler, 1917 et Harley Knoles, 1918). Mais la première version vraiment marquante est celle qui date du cinéma parlant. Dans le remarquable LES QUATRE FILLES DU DOCTEUR MARCH (George Cukor, 1933), Jo est incarnée par une jeune actrice qui vient de faire ses débuts au cinéma, une certaine Katharine Hepburn, parfaite pour le rôle. En 1949, June Allyson a bien du mal à la faire oublier dans la nouvelle adaptation réalisée par Mervyn LeRoy, où l’on se souvient surtout qu’Amy est jouée par une autre légende d’Hollywood : Elizabeth Taylor. Mais pour la plupart des gens, la version qui servait de référence avant celle de Greta Gerwig, c’est celle sortie en 1994, qui constitue le film de Noël réconfortant par excellence.
C’est aussi et surtout la première adaptation réalisée par une femme (Gillian Armstrong), avec aussi un casting inoubliable : Winona Ryder dans le rôle de Jo (avec une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice à la clé), mais aussi Susan Sarandon, Kirsten Dunst, Claire Danes et Christian Bale. Ce classique avait de quoi rajouter encore de la pression à Greta Gerwig et sa distribution, mais ils peuvent être rassurés : le millésime 2019 des FILLES DU DOCTEUR MARCH est une réussite qui égale voire dépasse ses prédécesseurs. Pas mal pour une réalisatrice inexplicablement absente des nominations pour l’Oscar du meilleur réalisateur, entièrement trustées en 2020 par des hommes. Une preuve supplémentaire que le message politique des FILLES DU DOCTEUR MARCH est malheureusement toujours aussi actuel.